DERNIÈRES ÉVOLUTIONS DES AC75 - ANALYSE (JANVIER 2021)
Les quatre premiers AC75 construits en 2019 — nous les avons déjà présentés sur le blog — ont eu leur lot de surprises. Réalisés en prévision de régates à Cagliari et à Portsmouth en 2020, ils sont désormais destinés au rebut, ces épreuves ayant été annulées. Comme nous avions pu le voir, les design teams avaient répondu à la nouvelle jauge par des solutions architecturales bien différentes. Résultat : pour le deuxième bateau, il ne leur a pas été aisé de tirer des certitudes. Cependant, tout le monde a retenu qu’il était indispensable de créer une fine coque sous la coque principale, sorte de quille longue, pour faciliter le décollage.
Il n’est jamais évident de redessiner les plans de forme d’un bateau dont on n’a aucun document provenant du cabinet d’architecte. Les équipes de concepteurs sont de plus en plus composées d’ingénieurs en hydrodynamique et en aérodynamique, et la part de création qui reste aux designers est de plus en plus réduite. Pour ma part, je n’ai jamais passé autant de temps pour arriver à comprendre et reproduire les formes de ces voiliers. Difficile de se référer, comme d’habitude, à la personnalité de l’architecte. S’il est impossible de confondre un plan de William Fife avec un plan de Nat Herreshoff, désormais les idées volent, autant que les bateaux ! Et chacun exploite une idée forte pour éviter de ralentir dans les manœuvres ou les changements de vent, et reprendre rapidement de la vitesse.
Britannia 2
Retour sur le premier Britannia.
Celui-ci tenait presque d’un semi-remorque, avec un avant à casquette et des flans arrière qui pouvaient participer à la propulsion par vent de travers. Une autre trouvaille, plus intéressante, avait consisté à creuser un tunnel au centre, de façon à augmenter la surface de la partie basse de la grand-voile. De ce fait, le support du mât se trouvait rehaussé sur une console. En effet, la jauge prévoit que le pied de mât doit être au moins à 1,50 m au-dessus de la flottaison de mesure de jauge, à la même hauteur que celle du livet. La jauge définit également la position longitudinale du pied de mât. Étonnantes, d’ailleurs, ces jauges, où les caractéristiques ne sont pas nommées. On parle de ligne ou de plan de référence, mais jamais de « longueur de coque » ou de « franc-bord ». En descendant la partie centrale du pont, il est possible de gagner plus de deux mètres carrés de voilure. Cette solution présente néanmoins quelques inconvénients. Ainsi, ce voilier remportait le prix du plus grand développé de coque et, en général, ce n’est pas le but. Au point de vue aérodynamique, la solution semi-remorque n’est pas la panacée. La coque, très large sur l’arrière, avec une carène assez ronde colle avant le décollage et tape lors des amerrissages. Très vite, il est apparu évident d’ajouter une arête centrale pour adoucir la retombée de la coque dans l’eau.
Pour le second voilier, Britannia 2, le design team a revu entièrement sa copie. Exit, le couloir de vent. Place à une quille rapportée importante, à fond plat, qui débute sous le bout-dehors, s’élargit rapidement pour se terminer, assez profond, en pointe, en avant du safran. La coque proprement dite est doublée d’une seconde coque, plus étroite, qui commence en avant des foils pour mourir sur l’arrière. Elle est destinée aux changements d’assiette. En fait, le voilier se compose de trois coques superposées. Britannia 2 se cambre en perdant de la hauteur. Cela permet d’éviter que la carène subisse une augmentation violente de surface mouillée.
Comme l’ont constaté tous les concurrents, l’AC75 n’a pas besoin de largeur à la flottaison à l’arrêt. Les bras et les foils font office de stabilisateurs. C’est une notion qui avait été peu prise en compte dans la première génération, mais que tous ont intégrée depuis. Un gros travail d’aérodynamique a été entrepris, pour une bonne pénétration dans l’air. Cependant, la priorité semble avoir été donnée à un meilleur passage des embruns, avec un livet plongeant bien en dessous du bout-dehors.
La forme de l’étrave de Britannia 2 semble générer moins de portance que ses concurrents, notamment dans les petits airs, au moment de se hisser sur ses foils. Obligés d’augmenter l’angle des volets de foils, les Anglais perdent de la vitesse, particulièrement dans les virements de bord. Pour faire voler cet ensemble, de larges foils ont été retenus, avec dans un premier temps des ailes « à la Stuka », favorisant l’autostabilité, puis de larges ailes en V, avec un becquet aux extrémités. Le lest est placé dans la partie centrale des ailes, sans former de protubérance. Des options délicates mais qui ont été parfaitement ajustées par une organisation remarquable et une mise au point qui n’a cessé de progresser.
Patriot
La première version de l’AC75 du défi new-yorkais avait privilégié la question « aérodynamisme. » Résultat : un gros savon usé pour passer les limites de la jauge dans une forme offrant une moindre résistance.
Lorsque certains découvrirent que les prochains monocoques de la Cup voleraient, ils pensèrent que, pour ce faire, seuls les foils seraient déterminants. Adieux donc aux architectes navals ! Or, ce n’est pas si simple de rester stable et en l’air, la mer et le vent sont par définition instables. Sur l’eau — et au-dessus — rien n’est évident.
Pour leur second voilier, Patriot, les Américains ont choisi d’affiner énormément les formes avant tout en conservant un large pont, mais demeurant en dessous de la largeur autorisée. Il n’y a pas un seul endroit où la coque ou la carène serait plan. Toutes les surfaces sont arrondies à souhait. Les sections avant sont en V très ouvert, créant une forme propice à la portance dès le début des accélérations. La quille — fine — commence sous le bout-dehors et plonge presque rectiligne jusqu’aux bras des foils. Puis elle remonte sous la carène, au quart arrière. Le pont est légèrement creusé pour un gain de surface de voilure, favoriser l’accélération du vent dans la partie basse des voiles et augmenter l’effet de plaque en diminuant sa pente. De plus, cela permet de descendre le centre de gravité.
Les AC75 ont tendance à basculer sur l’avant lors des virements de bord, en perdant de la vitesse, passant de 40 nœuds à 30 nœuds, voire 25 nœuds si la coque touche l’eau, et à 18 quand elle s’enfonce un peu plus.
Sur les trois vues du plan de forme, la coque est représentée en position de jauge du bateau, c’est-à-dire à l’arrêt. Dans cette position, le mât est incliné de 5 degrés sur l’arrière. Or, en vol, l’assiette longitudinale change et les voiliers s’inclinent sur l’avant, en général d’environ 1,5 degré. Il arrive que l’angle atteigne 5 degrés, mais cela ne dure pas. Seul Luna Rossa 2 bascule un peu moins. En fait, le voilier est dans son assiette lorsque les bandes de repères sur les voiles sont horizontales. Par contre, tous les plans de voilure sont représentés dans la position de vol maximum. Mais cette différence de représentation n’est pas un problème pour les designers qui travaillent uniquement sur programme informatique.
Sur les lignes d’eau de Patriot (voir la vue en plan), on distingue bien l’étroitesse de la flottaison, donc sa finesse, avec des entrées d’eau particulièrement pincées. Les foils sont en large V, fins, avec un obus au centre et deux petits becquets rabattus à chaque extrémité. Au top dès les premiers essais, c’était sans compter les progrès obtenus par les autres équipes.
Luna Rossa 2
Dès le départ, les Italiens avaient opté pour une quille longue et une silhouette symétrique, le point de jauge de franc-bord culminant au pied du mât. Sous la flottaison, les lignes d’eau étaient quasiment symétriques.
Le fait que les cockpits soient latéraux vient des habitudes prises sur les multicoques où la partie centrale est devenue la plaque indispensable de pied de grand-voile, suivant la théorie que la plaque idéale reflète parfaitement la voile qui est au-dessus, comme un miroir, avec toute sa puissance.
La version numéro 2 du Luna Rossa ne présente pas de changement radical, mais la quille, toujours en V, est plus profonde et la découpe du livet sur l’avant est plus marquée. Les lignes d’eau avant sont plus pincées. Les foils restent en V inversé, d’assez grande surface, et le lest est intégré aux bras et aux foils, qui sont équipés de becquets en bout d’aile, avec un bord de fuite presque rectiligne. La grand-voile double est maintenue par des lattes, sans bôme à son pied. On sait que ces winglets diminuent les tourbillons d’air ou d’eau aux extrémités. Sur les avions de ligne, le gain de carburant est de l’ordre de 3,5 %. Avec un concept relativement classique, Luna Rossa a consacré son énergie sur une optimisation de son parti pris et en a apprécié les résultats.
Te Rehutai
Le parti du premier voilier de la défense, Te Aihe, nous avait surpris : étrave de multicoque inversée, coque canoë sous une coque de TP52 allégé, foils en aile larges, sans bulbe. L’audace des Néo-Zélandais avait frappé les esprits.
Avec Te Rehutai, la surprise est encore totale. Une large galette sur l’avant, aux bords arrondis, une quille qui débute dans l’axe du bout-dehors, s’évasant, jusqu’à l’horizontale, alors qu’une vraie quille, arrondie, vient se coller dessous pour mourir au tableau arrière en forme de moule à gâteau inversé. Cela met en évidence les deux fonctions de la coque : maîtriser le vent au niveau du pont et, pour la carène, gérer les changements d’assiette et de hauteur de la coque. On peut ajouter également que le problème aérodynamique est primordial, et que la forme de l’étrave et de l’ensemble de l’avant peut jouer un rôle important dans sa capacité à s’élever dans l’air. Ces formes seraient encore simples sur Te Rehutai si sur le pont, le canal ne débutait pas si tôt, dès le point d’amure du Solent — jauge oblige —, de sorte que le support officiel du mât est supporté par un pylône de 60 centimètres de haut. De ce fait, la surface du foc et de la grand-voile se trouve augmentée, et la pente de la plaque est diminuée. En dessous, la carène plate s’évase sur l’arrière pour terminer en un V très ouvert au tableau arrière.
Ce qui est sûr, c’est que tous les ingrédients qui paraissaient donner un avantage sur les premiers bateaux mis à l’eau se sont retrouvés sur cet engin, dont les formes sont pour le moins innovantes. Comme sur Britannia 2, deux barres horizontales en V, en tête de mât, servent au réglage de l’ouverture de la grand-voile. Les bras des foils présentent une excroissance sur l’arrière, avant la partie laissée libre à chaque concurrent, ce qui augmente la flottabilité des bras et donc la stabilité du voilier. Les foils ont un bulbe proéminent, plat, avec des ailes plates, fines et en forme de hachoir, avec winglets. Leur dernière version est aussi fine, mais moins courbe.
Si les premiers vols ont semblé assez stationnaires, et que certains vols par petit temps ont étonné, la maîtrise de ces monocoques est une affaire de spécialistes qui avouent passer pas mal de temps sur les écrans. La Coupe de l’America s’est souvent disputée avec un large panel de compétences et des voiliers disparates.
L’équipe gagnante sera celle qui aura su trouver le voilier le plus polyvalent, entre technologie et sens marin, afin de pouvoir exploiter tout le potentiel de ces monocoques du futur.
AC75
Monocoque à foil
Longueur hors tout : 22,86 m
Longueur de coque : 20,70 m
Bau : 5 m maxi
Bau, foils sortis : 16 m
Tirant d’eau : 5 m
Tirant d’air : 28 m
Surface du mât : 17,2 m²
Grand-voile : 142 m²
Solent : 90 m²
Génois : 205 m²
Surface de voiles au près avec Solent : 232 m²
Surface de voiles au portant : 347 m²
Poids des foils : 2 x 1,175 t
Déplacement à vide : 6,195 t
Équipiers, poids : 1,12 t
Équipiers, nombre : 10 + 1s
Bravo et merci pour ce super travail d'analyse.
RépondreSupprimer