LA SAGA DES MULTICOQUES
Le 5 juin dernier nous avions ouvert pour vous le "livre" des origines...
Désormais, les multicoques font partie de la plus exceptionnelle course du monde de la voile et en septembre 2013, à San Francisco, nous assisterons à un spectacle unique !
Récemment, nous vous avons montré que, dès 1877, les eaux baignant les côtes californienne avaient déjà été sillonnées par un étonnant catamaran, Duster ! La photo montrant cet engin croisant devant le San Francisco Yacht Club est pour le moins surprenante.
111 ans plus tard, le catamaran de Dennis Conner, Stars & Stripes US-1 (1988) disputait une bien curieuse America's Cup et écrasait le Big Boat KZ-1 du Néo-Zélandais Michael Faye. Toujours en Californie, mais plus au sud cette fois, à San Diego.
Dans l'intervalle, l'histoire des multicoques modernes prenait son envol.
Voici le second volet de cette passionnante saga.
Bonne lecture
François Chevalier & Jacques Taglang
Si les pirogues doubles, praos et trimarans sont nés il y a plusieurs milliers d’années en Océanie, le premier catamaran occidental a été construit en Angleterre, par William Petty en 1662. Mais le vrai catamaran de course moderne est dû au plus génial architecte de l’histoire de la plaisance, l’américain Nathanael G. Herresoff. Les extraits de son commentaire paru dans le New York Herald du 16 avril 1877, valent la peine d’être cité :
"À la fin de l’année 1875, je réfléchissais maintes fois comment augmenter la vitesse d’un monocoque. Je pensais que pour avoir plus de vitesse, il fallait plus de puissance ; mais avec plus de voilure, vous devez augmenter la largeur de la coque, et plus la largeur augmente, plus le périmètre de la maîtresse section augmente, et donc aussi la surface de friction."
"Ainsi, on se trouve en présence de deux facteurs de vitesse qui s’opposent. Ce qui nous donne un gain d’un côté correspondant à une perte de l’autre. Aussi, la première chose à trouver est donc de diminuer la surface en conservant la stabilité ; le bateau aurait de la raideur à une certaine distance de l’axe de la quille, où il aurait une grande efficacité. Je conservais ce principe ; remontant la quille de plus en plus haut, jusqu’à ce qu’elle sorte de l’eau, et que, surprise ! c’était devenu un catamaran."
"Il n’y a rien d’autre à faire que de prendre une scie et de couper le bateau en deux, les séparer, couvrir le tout d’un pont et vous y êtes !"
Mais Herreshoff ne s’arrête pas là :
©François Chevalier 2012 |
Dans cette démarche où l’architecte réinvente le catamaran, il est troublant de voir que le catamaran ne s’impose pas comme concept - les récits des navigateurs des siècles précédents sont tous très clairs sur la vitesse et l’efficacité de ce type de voilier – mais découle d’une réflexion sur l’amélioration des performances du monocoque.
©François Chevalier 2012 |
À partir du monocoque (1), Herreshoff augmente le bau pour augmenter la raideur (2), puis commence à remonter la quille pour obtenir plus de volume sur l’extérieur (3), jusqu’à ce que la quille sorte de l’eau (4). Il suffisait de couper le bateau en deux et d’écarter les morceaux (5), mais il semble évident qu’il vaut mieux deux coques fines (6).
Dans les colonnes de The World du lendemain de la régate du Centenaire des Etats-Unis, le 24 juin 1876, on pouvait lire :
"Le catamaran Amaryllis, construit par Mr Herreshoff de Providence, a survolé tous ses concurrents le long de Long Island, passant l’un après l’autre les yachts en course comme s’ils étaient encore à l’ancre. Alors que Amaryllis s’élançait en vainqueur sur la ligne d’arrivée, le catamaran a été salué par les coups de canon des yachts ancrés autour de la ligne et par les cris d’acclamation des spectateurs à bord des steamers d’excursion, en l’honneur de cette victoire."
L’éditorialiste titrait alors : Un yacht révolutionnaire !
"Hier, personne n’a protesté contre son inscription aux régates, probablement pour la simple raison que chacun pensait le battre, mais maintenant, tout le monde semble très contrarié d’avoir été battu.
Quoi qu’il en soit, il appartient désormais aux propriétaires des grandes goélettes de se concerter, car quelqu’un pourrait construire un super Amaryllis de cent pieds (30,48 m), qui risquerait de transformer leurs yachts en un paquet de bois inutile. C’est un sujet tout aussi important que celui de défendre la Coupe de l’America…"
Le sujet précédent pouvait sembler assez éloigné de l’actualité de la Coupe de l’America, même si on peut y trouver quelques similitudes dans la variété des formes des coques et des voilures de ces pirogues océaniennes, la question de l’avenir de la Coupe est posée dès cette première journée mémorable. Pour mémoire, cent douze ans plus tard, Dennis Conner défendait la Coupe avec un cata…
Parus dans American and British Yacht Designs en 1992, (second ouvrage de référence de François Chevalier et Jacques Taglang - toujours disponible, voir la promotion dans le blog), les plans de forme et de voilure de John Gilpin (1877) mettent en évidence les subtilités de construction des catamarans d’Herreshoff. Il ne s’agit plus seulement de deux coques fines, mais d’un assemblage sur rotules et tendeurs complexe qui ont rendu finalement ces voiliers assez coûteux.
Il est intéressant de reprendre la démarche de l’architecte, et de s’arrêter à son stade (4), là où il parle de remonter la quille au dessus de l’eau, sa fameuse coque "malade". Or, en 1898, soit 23 ans plus tard, l’architecte canadien G. Herrick Duggan cherchait à réduire la surface mouillée de son One-tonner pour défendre les couleurs de son club dans la Seawanhaka Cup. La Jauge ne prenait alors en compte que la longueur de flottaison. Aussi, les élancements devenaient vertigineux, et dès que la coque gîtait, la flottaison s’allongeait de la longueur totale du bateau, le pont devenant de plus en plus rectangulaire pour bénéficier de cet avantage.
Avec Dominion, Duggan crée une double coque en remontant la ligne de quille et réduit de 30 % la surface mouillée, et remporte facilement la coupe ! Devant la colère des concurrents, la jauge est modifiée pour la coupe suivante et désormais, la quille devra être le point le plus bas. Cela n’empêche pas l’architecte B. B. Crowninshield (1867-1948), connu pour ses extravagances, de concevoir, en 1902 une plateforme avec une carène de trimaran. Hades ne pourra rien faire contre la création de Starling Burgess, Outloook, le plus extrême des scows, mais cela est une autre histoire…
Le plus important de cette aventure reste que les catamarans ont failli envahir le yachting par deux fois, en 1876 et en 1892, essais non transformés à cause de modification de réglementation.
©François Chevalier 2012 |
Dominion, 10,85 m pour 5,28 m à la flottaison, est un développement du scow. En remontant la quille au-dessus de l’eau afin d’augmenter la raideur et de diminuer la surface mouillée, l’architecte crée un catamaran.
Hades, 16,75 m pour 6,40 m à la flottaison, est un faux trimaran, la quille centrale est là juste pour détourner la règle de jauge qui impose qu’elle doit se trouver au point le plus bas des sections. La plateforme est tellement fine qu’elle est raidie par une structure tendue sur le pont.
Si le multicoque ne connaît pas de succès, il ne sera jamais pour autant abandonné. Sur les registres des voiliers aux Etats-Unis, il y a toujours eu une dizaine de catamarans de course ou de croisière.
Dans son ouvrage Common Sense on Yacht Design publié en 1948, le fils de Nathanael G. Herreshoff, L. Francis Herreshoff (1890-1972), déplore que la polémique dont a été victime son père en 1876 a créé un vide par rapport au développement des voiliers rapides. Dans son chapitre consacré à l’avenir de la voile (The Sailing Machine), il propose plusieurs catamarans, dont le Catamaran du Futur, avec des coques de bateau à moteur et deux ailes pivotantes orientables en guise de voile tenues sur un mât quadripode.
Le Catamaran du Futur, "Sailing Machine" est un projet de L. Francis Herreshoff dessiné en 1948. Si le fils Herreshoff excellait dans la représentation en architecture navale, il ne manquait pas non plus d’imagination !
©Fraçois Chevalier 2012 |
©François Chevalier 2012 |
Francis Herreshoff a répondu à la demande des lecteurs de la revue The Rudder qui désiraient un catamaran léger, facile à construire, rapide et bon marché. Il conçoit alors Sailski, un catamaran assez original de 27 pieds.
Ce qui nous mènera dans le prochain chapitre au développement des catas de plage…
Texte : François Chevalier
Fiches techniques :
John Gilpin
Catamaran
Architecte : Nathanael G. Herreshoff
Chantier : Herreshoff Mgf.
Mise à l’eau : 1877
Longueur : 9,75 m
Flottaison : 9,37 m
Bau : 5,28 m
Tirant d’eau : 0,50/1,26 m
Déplacement : 1,5 t
Voilure au près : 85 m2
Dominion
1 tonneau, Seawanhaka Cup
Architecte : G. Herrick Duggan
Mise à l’eau : 1898
Longueur : 10,83 m
Flottaison : 5,28 m
Bau : 2,31 m
Tirant d’eau : 0,28/1,70 m
Voilure au près : 45 m2
Hadès
Trimaran hybride, Quincy Cup
Architecte : B. B. Crowninshield
Mise à l’eau : 1902
Longueur : 16,75 m
Longueur hors tout : 22,40 m
Flottaison : 6,40 m
Bau : 5,18 m
Tirant d’eau : 0,36/2,5 m
Voilure au près : 185 m2
Sailing Machine
Catamaran à voilure rigide, en ketch
Architecte : L. Francis Herreshoff
Projet 1948
Longueur : 9,15 m
Flottaison : 8, 85 m
Bau : 5,35 m
Tirant d’eau : 0,67/1,15 m
Surface de voilure : 44 m2
Sailski
Catamaran, construction amateur
Architectes : L. Francis Herreshoff
Mise à l’eau : 1952
Longueur hors tout : 8,23 m
Longueur de flottaison : 7,33 m
Bau : 4,71 m
Tirant d’eau : 0,20/0,93 m
Surface de voilure : 23 m2