Le Rambler 88 et les baleines à bosse
par François Chevalier
PREMIERE PARTIE
Qui
a-t-il entre un Maxi ultra light et une baleine ? Juan Kouyoumdjian ne
craint jamais le paradoxe, et aime à étonner son client. Il se trouve que les
nageoires pectorales du cétacé ne décrochent jamais. Or, rien de pire que de
sentir la barre qui ne répond plus sur un maxi lancé à pleine vitesse lors d’un
départ de course au milieu d’une foule de voiliers ou en surfant de vague en
vague au bon plein. Juan K. s’est donc inspiré de ce fameux aileron pour
dessiner les safrans de son dernier né, Rambler
88.
Rambler 88 à sa sortie de chantier, extrait de la vidéo “Rambler Launch“, New England Boatworks, © Chris Love Productions |
D’abord,
élucidons ce 88, pourquoi pas 100 comme tout le monde ? En dehors du fait
que le nombre est assez graphique, la raison de cette longueur limitée à 27
mètres au lieu de 30,48 réside dans la commande du voilier. Le propriétaire,
George David, désirait un grand bateau pour gagner les courses ayant un tirant
d’eau limité à 6 mètres ! JK lui aurait bien proposé un 100 pieds, mais le
tirant d’eau aurait dû faire un mètre de plus. Qu’à cela ne tienne, on se
limitera à 88 !
Mis à l’eau le
10 décembre dernier au chantier New England Boatworks à Portsmouth dans le Rhodes
Islande tout près de Newport, Rambler 88
est conçu, comme ses ainés, pour battre des records et arriver en tête dans les
courses offshore. Réalisé tout en carbone, le “petit“ monstre présente toutes
les caractéristiques de ses derniers concurrents, dont le Comanche conçu par VPLP et Guillaume Verdier et mis à l’eau
trois mois plus tôt. Ses formes avant, une étrave pleine et un bouchain qui
rappelle celui des coques centrales des trimarans océaniques, sont très
tendues, peut être encore plus que les Maxis précédents. Cette configuration de
bouchain, avec une vraie cassure, permet entre autres de rejeter les embruns
sur le côté, au lieu de les envoyer directement dans le cockpit, comme c’est le
cas sur les Volvo 65. Bien évidement, ce bouchain permet de conserver une bonne
réserve de flottabilité dans les hauts, malgré une flottaison étroite. Dans ce
sens, Rambler 88 est bien le
descendant du Groupama vainqueur de
la dernière Volvo, et va même un peu plus loin dans ce sens par rapport à Comanche. À partir de l’étrave, les
fonds sont plats pour favoriser un départ au planning, et s’arrondissent
progressivement.
De même que sur ses
précédentes réalisations, JK a soigné particulièrement la zone de rotation de
la quille, avec un vrai creux, ce qui allonge la portée du lest lorsqu’il est
en position latérale. Comme sur les derniers Open 60 du Vendée Globe, l’axe de
rotation de la quille fait un petit angle avec l’horizontale, de l’ordre de 3°,
de façon à avoir un effet de sustentation lorsqu’elle est basculée sur le côté.
Sur les formes en générale, le cabinet a travaillé tout particulièrement sur le
voilier à la gîte, et a légèrement brisé la ligne du bouchain dans sa partie
centrale, en la remontant et en l’adoucissant, afin de créer une plus grande
surface de glisse latérale, tout en minimisant la dissymétrie de la flottaison
dans ces conditions.
Les dérives sont
du même type que celles de Comanche,
que l’on trouvait déjà sur certains Volvo 70. Elles se terminent par un
rétrécissement et un bulbe, qui empêchent les filets d’eau de partir en vrille
et de détériorer l’écoulement de l’eau sur la partie la plus basse. Elles sont
légèrement inclinées vers l’intérieur et se trouvent en dehors du prolongement
des safrans.
À propos de ces
safrans inspirés des nageoires pectorales des baleines à bosse, Juan K nous a
réservé une petite surprise. Habitué avec son équipe à jouer sur les programmes
les plus sophistiqués sur les analyses des appendices et autres foils, il s’est
fait un plaisir de concocter des safrans aux allures de coquillage. Il
s’agissait d’essayer de résoudre plusieurs problèmes qui n’ont pas de liens
évidents. Ces immenses bolides aux fonds plats ne se barrent pas au pilote,
mais à la façon conduite sportive, type Rally de Monte-Carlo. La violence des
coups de barre pour diriger le voilier là où il passera le plus vite sur les
vagues entraîne souvent des décrochements des filets d’eau sur les safrans, ce
qui les rend inefficaces quelques instants. D’autre part, le double safran est
indispensable sur ces voiliers aussi larges, mais le second traîne souvent dans
l’eau, avec un angle qui n’est pas avantageux.
Les études sur
ces fameuses nageoires ne datent pas d’hier, et celle du professeur Frank Fish
de 1995 fait autorité. D’autre part, il y a eu des exemples de safrans avec des
protubérances similaires à celles des nageoires qui ont été réalisés. Par exemple,
le sloop de course-croisière Icon 65
mis à l’eau en 2001, et dessiné par l’architecte américain Robert Perry,
présentait suivant les dires de son second propriétaire, Kevin Welch, une
propension à ce que la barre décroche lorsqu’il menait le voilier durement. Le
voilier, de 20,04 mètres de long, est conçu de façon à ce que les aménagements
soient démontables en version course, et sa quille est rétractable en
croisière. Faisant appel à Paul Bieker, celui-ci plonge dans la lecture d’un
papier publié en 2008 par Harvard, “How Bumps on Whale Flippers Delay
Stall : An Aerodynamic Model“. Écrit par Ernest van Nierop, Silas Alben et
Michael Brenner, la publication s‘appuie sur des essais en soufflerie et des
calculs théoriques qui mettent en évidence que plus les protubérances sont
importantes sur le bord d’attaque d’un profil, plus le décrochage est retardé.
Paul Bieker conçoit un safran avec trois bosses dans sa partie supérieure, et
Kevin est ravi, plus de décrochage ! En fait, la nageoire s’avère un excellent
“Hydrodynamic Model“.
Pour ses
safrans, Juan K a préféré privilégier la partie inférieure, où les trois bosses
recollent les filets de la partie supérieure, présentent l’avantage d’un accroissement
de portance et réduisent l’effet de vortex sur l’extrémité. De plus, la partie
immergée du second safran, qui présente un angle avec celui qui est immergé et
dans l’axe de la route, offre, grâce aux bosses, une amélioration de la traînée
de l’ordre de 10%, comme l’a démontré le professeur Fish. (voir page suivante
le commentaire Chapitre II)
La première
sortie de Rambler 88 était à
l’occasion de la Fort Lauderdale à Key West Race qui s’est déroulée du 14 au 15
janvier dernier. Il n’y avait pas de concurrent à sa hauteur, et c’est sans
effort qu’il s’est octroyé la première place à l’arrivée. Courant avec son
petit génois, il a parcouru les 160 milles en 11 heures 51 minutes à la moyenne
de 13,5 nœuds dans un temps de demoiselle, et se place second en temps compensé
derrière le Carkeek C40 Spookie qui
est arrivé plus de quatre heures après lui. Il ne lui a manqué que cinq
millièmes de nœuds pour le devancer en temps compensé.
Carte de la RORC
Caribbean 600
Record largement
battu par Rambler 88 en 1 jour 19
heures et 5 minutes, soit 12 heures devant le Nomad IV de 100 pieds conçu par Finot.
© François Chevalier |
Dès le mois
suivant, le Maxi de George David prenait part à la RORC Caribbean 600, qui
tourne autour des iles entre les Saintes et Saint Martin en partant d’Antigua.
Premier monocoque à l’arrivée, Rambler 88 s’octroie un nouveau record, en 1
jour 19 heures et 5 minutes, battant le record établi en 2011 par le Rambler
100 du même George David de près de quatre heures. Le voilier courait avec son
grand génois en bout de son bout-dehors, et tous ses spis, lui pénalisant son
rating IRC, et se classe troisième derrière le Mini Maxi 72 Bella Mente et le TP 52 Sorcha.
La rencontre la
plus attendue restait dans ce périmètre assez idyllique des îles Caraïbes, avec
les Voiles de Saint Barth du 14 au 18 avril, avec des parcours adaptés aux
conditions météo et aux séries chaque jour. Le suspense venait de la
confrontation de Comanche avec le
nouveau venu. Il a manqué 3,50 mètres à Rambler
88 pour tenir le rythme en temps réel de l’épouvantail de Jim Clark mené
par Ken Read et conçu par les architectes français VPLP et Guillaume Verdier.
Cependant Juan K a réussi son pari de battre l’ogre planant en temps compensé,
pour le plus grand plaisir de son skipper Brad Butterworth et de son propriétaire, George David. Celui-ci déclare : “Bien sûr,
il était devant nous en temps réel et j'avoue que je suis impressionné par leur
vitesse“. Pour sa victoire en série
Maxi 1 et 2, l’équipage de Rambler 88
reçoit une des montres les plus chères du marché offertes par le sponsor de
l’événement, Richard Mille, la
RM 60-01 Chronographe Flyback Régate, estimée au prix d’un voilier de 40 pieds…
Cette montre poignet a quand même l’avantage pour son prix d’une autonomie de
55 heures et elle a la faculté de se caler aussi bien dans l’hémisphère nord
que l’hémisphère sud.
Juan
Kouyoumdjian a réussi avec le 88 à
réaliser un voilier plus rapide dans toutes les conditions que Rambler 100 qui date de 8 ans déjà.
Il n’oublie pas de féliciter les concepteurs de Comanche qui ont “pousser la barre très haut“ et retourne à sa
planche avec un nouveau projet, un 100 pieds avec 7 mètres de tirant
d’eau !
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